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Interview

Patrick Lagadec

Photographie de Patrick Lagadec

Spécialiste dans le pilotage des crises

10 mai 2021

"Il est infiniment plus confortable de rester blotti dans sa zone de confort. Mais elle devient vite zone mortelle si l’environnement exige autre chose que l’aveuglement de silo."



Patrick Lagadec, vous êtes chercheur spécialiste de la gestion du risque et de la gestion de crise. Racontez-nous votre parcours.

Je suis Breton d’origine. Le déclic de mon parcours : avril 1967, j’ai 18 ans, je suis sur la côte nord de la Bretagne et je suis saisi d’une odeur qui n’a rien de l’iode marin et baigne cette côte Granite Rose qui m’est si chère. Une odeur du mazout. C’est la marée noire du Torrey Canyon, qui s’est échoué deux semaines plus tôt de l’autre côté de la Manche. Ce qui me frappe, ce sont les déclarations des autorités. Très vite, elles avaient voulu “rassurer” : « Jamais le pétrole ne traversera la Manche ». Chacun de s’esclaffer sur la côte : « Nos braves gouvernants ignorent le phénomène des courants”. Seconde assurance gouvernementale : « Tout est prêt », quand rien ne l’est. Et le ministre de l’Intérieur a ajouté, quand il faut bien prendre acte du désastre : « Dans aucun pays du monde personne n’avait imaginé qu’un pétrolier puisse couler auprès des côtes ». Les mots balancés à la pelle ne peuvent effacer les maux, masquer les défaillances.

J’ai également la vision de mon grand-père, blessé lors de la Première Guerre Mondiale. Je me suis toujours dit “ce n’est pas possible, comment avons nous fait pour arriver à un effondrement, à un véritable suicide de l’Europe… N’y avait t-il personne pour réfléchir et agir autrement ?”. Plus tard, je lirai Barbara Tuchman, The Guns of August, où elle souligne que Joffre refuse d’entendre les avertissements de Lanzerac : les Allemands passent par la Belgique (“impossible, elle est neutre”), ils utilisent leur réserves (“impossible, les réserves c’est nul”), ils utilisent l’aviation (“impossible, c’est pour le tourisme !”), et Lanrezac est expédié à Limoges (après, accessoirement, avoir contribué à sauver la France par une manœuvre salvatrice)… Et ce seront les mêmes surdités en juin 40.

Un projet de vie va se graver dans mon esprit : travailler sans relâche pour que les enjeux vitaux, masqués par l’habituel, puissent être des objets d’intelligence comme de responsabilité.



Nous sommes face à un blocage total empêchant d’agir efficacement...

Impossible de penser que l’ennemi pourrait passer par la Belgique (neutre), impossible de penser qu’il pourrait passer par les Ardennes (infranchissables). Il suffit à la red team de sortir du cadre pour stupéfier tout un état-major. Et qui alerte, questionne, sera traité de « Cassandre » et rapidement sorti du jeu – un drôle de jeu où la perspective de déroute est finalement mieux tolérée qu’une question inconvenante parce que non convenue.

Mais l’âme celte ne fuit pas devant l’impossible, bien au contraire. Et c’est bien là cette ligne de vie que j’évoquais : aller chercher ce qui est caché, pour trouver des pistes de réflexion et d’actions. Pour ne pas laisser le champ libre à l’adversité.

Combien de fois n’ai-je entendu le discours de capitulation : « Je ne jouerai pas les Cassandre », signant une ignorance béante. Car Cassandre n’est pas celle qui dit n’importe quoi, mais celle qui annonce la cuisante défaite si on refuse d’examiner les enjeux tels qu’ils sont. Combien de fois ai-je eu droit au procès en « pessimisme » ! Mais je ne cesserai de corriger : l’optimisme, ce n’est pas de prétendre que les risques et les trajectoires funestes n’existent pas ; l’optimisme c’est la détermination de se mobiliser pour répondre aux défis que nous rencontrons, en affirmant que nous pouvons – et devons – relever ces défis.



Vous avez été très jeune Chercheur à l’École Polytechnique. Quel était votre rôle ?

Polytechnique, ce fut la grande chance de ma carrière. J’avais envoyé la thèse que je venais de terminer autour du pilotage des grands risques à Claude Henry, Professeur d’économie publique à l’école, et Directeur du laboratoire d’économétrie. Il avait réuni, à côté d’économètres de haut vol, un certain nombre de chercheurs s’attaquant à l’examen de grands problèmes sociétaux – enseignement, agriculture, foncier, etc. Et il voulait justement lancer une réflexion sur les “Grands risques dans les sociétés considérées comme avancées” à la demande du Commissariat au plan.

Je lui ai tout de suite précisé que je n’étais pas mathématicien mais il m’a répondu : “Des mathématiciens, je n’en manque pas !”. Il cherchait un autre profil, et en très peu de temps, j’ai rejoint Polytechnique. Une institution, un laboratoire, un directeur hors pair : C’était une ouverture exceptionnelle, une chance qu’il fallait saisir. Une carte qui permettait d’aller sur ce terrain si sensible des “risques majeurs” comme je n’allais pas tarder à les qualifier dans ma thèse de Doctorat d’État.

Ce furent des années intenses, à parcourir le monde. Le sujet était en effet très difficile à aborder en France : je fus ainsi stupéfait d’entendre le responsable de la Direction des Carburants au ministère de l’Industrie me dire qu’il ne voyait vraiment pas ce à quoi je faisais allusion quand je l’interrogeai sur la catastrophe de Feyzin. Donc, cap sur l’Angleterre, le Canada, les États-Unis, à l’écoute de dirigeants exceptionnels, d’analystes remarquables, sur des événements graves comme sur des avancées inventives. Toujours avec mon souci de clarifier les enjeux, de cerner les pièges, de repérer les pistes d’action, de réfléchir aux préparations à inventer. Pour aller au-delà des simples constats, et proposer des routes de navigation sur ces mers tourmentées.

Un jour, un de mes interlocuteurs me dit : “Vous êtes sur un sujet difficile, mais vous allez rencontrer des gens passionnants”. Mon parcours a effectivement été marqué par ces rencontres avec des géants. Intelligence nouvelle, action opérationnelle créatrice. Personnalités déterminées et ouvertes.

En France, j’ai heureusement pu compter sur quelques responsables remarquables qui n’avaient pas peur, eux non plus, de se saisir des questions difficiles. Au service en charge de la sécurité industrielle au ministère de l’Environnement, à la Sécurité civile. Et bientôt dans le monde des grands groupes, dans tous les secteurs d’activité.



Vous avez rapidement été demandé par de grands groupes pour accompagner leurs dirigeants à mieux anticiper les crises et gérer le changement. Quels sont les principaux freins au changement dans le monde de l’entreprise ?

Je peux prendre en exemple un parcours avec EDF. Ils avaient eu une crise d’importance à partir d’un petit événement en 1984. Un feu de transformateur relativement anodin à Reims. L’avancée à l’aveugle a conduit à une crise nationale et même européenne… Suppression expéditive de tous les transformateurs similaires dans tout le pays, pour un coût faramineux. Mais – acte décisif – le directeur de la Distribution, François Ailleret, m’a donné une mission de réflexion qui a conduit à une nouvelle donne en matière de maîtrise des risques et de réponse aux crises. On passait, grâce à un dirigeant aussi responsable que déterminé, de l’esquive à la prise en charge lucide, constructive et directement opérationnelle.

En janvier 1998, une “tempête de glace” met à terre le réseau électrique du Québec. J’appelle Jean-Pierre Bourdier en charge de la maîtrise des risques d’EDF pour lui proposer d’aller sur place. Il organise rapidement une mission de retour d’expérience, qui aura lieu en avril dès que les circonstances le permettent. Nous recueillons beaucoup d’enseignements sur ce qui n’était pas « une panne » mais la « destruction du réseau ». Un an et demi plus tard, à Noël 1999, quand les deux grandes tempêtes frappent la France, ce retour d’expérience a été crucial : immédiatement, tout ce qui avait été appris à Montréal a été utilisé par Jean-Pierre Bourdier. Il était instantanément en phase avec le problème, il n’avait pas besoin, comme trop souvent dans les organismes non préparés, de nier le problème avant de s’en saisir.

C’est la clé : s’être mis en condition de réussite pour ne pas abandonner d’emblée le terrain à la crise.

Un jour je rencontre un directeur des risques monde d’un grand groupe international, dont je tairai le nom. Il me dit qu’il veut que j’intervienne devant tous ses directeurs du risque qu’il réunit à Paris. Je lui dis que je vais parler des enjeux des risques sur lesquels nous n’avons pas encore de cartographie. Vive réaction : “Surtout pas ! vous allez les inquiéter !”. Je lui réponds que c’est exactement la même chose que m’avait dit un grand groupe étranger quelque temps avant la catastrophe Deep Water Horizon… Sa réaction : “Alors vous, vous apportez la poisse !”. Fin de partie. Édifiant : un dirigeant tenu par la peur. Peur de faire peur à sa direction générale. Peur de faire peur à ses directeurs du risque. Peur de se représenter les enjeux et d’avoir à y travailler. Tout le système est alors en danger.



Justement Bertrand Nivard, ancien leader de la Patrouille de France, nous disait que dans l’Armée de l’Air, on encourage les pilotes à remonter toutes les erreurs, même les plus bêtes. Et ils sont même félicités pour cela. Ce qui a diminué drastiquement les accidents ces dernières années.

C’est fondamental. Il faut encourager les remontées d’information pour connaître et maîtriser les risques. Et ça commence par l’exemplarité des dirigeants qui doivent emmener leurs équipes avec confiance et responsabilité sur ces questions certes difficiles, mais d’importance existentielle.

Je retrouve dans ces territoires des risques et des crises une des leçons majeures qu’un jeune professeur visionnaire, Bernard Sordet, rencontré à l’ESSEC, nous avait transmise : c’est la stratégie qui doit guider l’action, et non l’administratif. Sun Tzu le dit bien : « Attaquer la stratégie de l’ennemi ». Un empilement de règles ne suffira jamais. L’essentiel est dans la vision, l’impulsion, la cohésion, l’initiative.



Vous avez aussi formé de grands fonctionnaires, des Préfets, des Généraux… Quelles différences d’approche avez-vous constaté avec le monde de l’entreprise ?

Le monde de l’État est moins agile, mais dans un environnement chaotique les exigences sont les mêmes. J’ai rencontré dans les deux mondes de grandes personnalités qui savent embarquer leurs équipes. Je songe par exemple au préfet Christian Frémont avec qui j’avais animé des séminaires pour les préfets sur le thème général : « Nouvelles crises, nouvelles attitudes ». Il le disait bien : être en mesure d’agir sans avoir besoin d’avoir les pieds sur un rocher, car on les aura sur le sable – et savoir entraîner les autres. À mille lieues de ce que j’ai une fois entendu : « Ici, c’est comme les mikados : le premier qui bouge a perdu !”.

Nos dernières crises, dans un monde de plus en plus bousculé, montrent de façon de plus en plus cinglante ce que coûte une pauvre préparation à ces univers de haute surprise. Quand la culture voulue n’est pas au rendez-vous, aucun plan ne tient, aucune procédure convenue ne convient plus. La confiance est détruite. Et c’est cela qu’il faut travailler en profondeur.

Avec aussi des démarches appropriées. C’est notamment la démarche de « Force de Réflexion Rapide » qu’avec Pierre Béroux il a été possible de monter à EDF. Un groupe fort d’une grande diversité, entraîné à réagir sur feuille blanche, pour clarifier au plus vite quatre questions essentielles : De quoi d’agit-il ? Quels sont les pièges ? Quels acteurs ? Quelles combinaisons d’impulsions créatrices penser et mettre en œuvre ? C’est la voie opérationnelle la plus prometteuse actuellement pour naviguer dans l’inconcevable : prise de recul, construction de routes de navigation, à haute vitesse, quand les repères habituels sont perdus.



L’Humain est fondamentalement opposé au changement : comment l’expliquez-vous ? Comment sortir de sa zone de confort et aller chercher l’innovation créative ?

En effet, une tautologie s’impose : il est infiniment plus confortable de rester blotti dans sa zone de confort. Mais elle devient vite zone mortelle si l’environnement exige autre chose que l’aveuglement de silo.

Exemple personnel. Plongée aux Maldives. Alors que l’on connaît bien ses règles de sécurité, et même la mention ultime : « Si vous êtes perdu, au moins suivez les bulles d’air, vous remonterez », voici qu’un instructeur nous dit : « Attention, ici, parfois, les bulles peuvent descendre – en raison de courants pervers ». Et il ajoute : « Elles peuvent aussi monter, et vous obliger à faire les paliers de décompression la tête en bas. Dans ce cas, tout le groupe se serre les coudes, et on tient ensemble. Récemment certains ont voulu jouer chacun pour soi, et ça a fait quatre morts ». Changement de carte mentale, prise de recul, action, solidarité… et bien sûr sortie rapide des niches convenues.

Mais il faut de l’entraînement pour s’arracher à la tyrannie du convenu. Lors du même séjour de plongée : alors que l’on sait bien que la décompression à la remontée demande à ce que le sang circule bien, et donc que bras et jambes soient détendus, je me suis retrouvé… dans un banc de méduses. Instantanément, je me mets en boule, de « protection ». Un moniteur me fait le geste d’écarter bras et jambes, j’obtempère et je mesure le piège.

Nos risques et nos crises exigent cette agilité mentale et comportementale. Et seul l’entraînement – même rapide, il ne s’agit pas d’être chronophage – peut ouvrir la voie à des attitudes gagnantes. Avec toujours une question : Quel est l’angle mort ? Quelles questions je ne me suis pas posées ? Les vrais enjeux sont précisément là où on ne va pas interroger, là où on arrive bardé de réponses, quand ce sont les questions qui sont déterminantes.

Pour en terminer avec l’école de la plongée, toujours aux Maldives, nous étions en plongée dans un banc de requins. En remontant nous donnons nos impressions, et le moniteur intervient : « Le problème, ce n’était pas les requins. Vous aviez un poisson pierre juste à côté, et là, c’était mortel ». Stimulante leçon de vigilance et de questionnement…



Nous avons le sentiment que le monde évolue de plus en plus vite, que les crises s’enchaînent à un rythme qui s’accélère… Les entreprises sont passées de plans à plusieurs décennies à devoir gérer l’imprévisible de jour en jour. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

Oui, c’est l’enjeu aujourd’hui. Nous étions habitués à travailler sur de possibles accidents bien spécifiques, cartographiés, et circonscrits. Nous voici aux prises avec des méga-risques qui sortent de l’épure sur toutes les dimensions, à des vortex systémiques qui n’ont plus de « ground zero », le tout dans des contextes chaotiques qui ne répondent plus à nos paradigmes de référence. Les crises sont sorties du « domaine de vol » de nos visions, logiques, boîtes à outils.

Mobiliser plus vite les connaissances et moyens du passé, n’est pas forcément inutile, mais là n’est plus la clé du pilotage requis. Et l’incantation à la « coordination », ou la seule fixation sur la « communication » ne sauraient suffire. Une nouvelle donne culturelle, stratégique, opérationnelle est indispensable – avec ce que cela suppose de nouvelles préparations.

Se préparer aux crises du siècle dernier, en accumulant les dossiers de power-points consacrés, ne saurait suffire. Il faut se préparer au monde tel qu’il est. Avec la détermination de ne pas se laisser enfermer dans les leçons du passé.

Un président de la Silicon Valley a dit un jour à ses cadres : “Votre terrain de responsabilités, désormais, c’est l’inconnu”. Voilà l’enjeu.



Si vous en aviez la possibilité, que feriez-vous pour changer le monde ?

Le problème est de trouver les leviers efficaces. Mon rêve ce serait que les plus créatifs, les plus dynamiques, les plus responsables, soient promus. Et non pas ceux qui savent « rassurer leur supérieur », ou pire ceux qui, par leur toxicité au sein de leurs « équipes », assurent leur promotion personnelle en comptant sur l’impuissance organisationnelle à dénoncer leur comportement délétère. Pathologie organisationnelle trop courante, renforcée par ces mutations qui inquiètent et paralysent en profondeur. Sinon, comme le dit encore Sun Tzu, nous serons défaits à chaque bataille.



"On ne va pas se raconter d’histoire, ce sera difficile, il y a des expériences dures, mais on n’a pas le choix. Tu vas refuser la capitulation, tu trouveras l’énergie et la détermination pour ouvrir des voies."

Si vous pouviez voyager dans le temps, quel conseil donneriez-vous à l’enfant que vous étiez ?

Le message serait “on ne va pas se raconter d’histoire, ce sera difficile, il y a des expériences dures, mais on n’a pas le choix. Tu vas refuser la capitulation, tu trouveras l’énergie et la détermination pour ouvrir des voies. Et être capable de transformer toutes ces difficultés en quelque chose qui soit digne d’être vécu, traversé et transformé.” Cela reste ma ligne de vie dans mes missions actuelles : aider concrètement à comprendre, et surtout – car les constats ne suffisent pas – à traiter les défis du monde tels qu’ils se présentent. Travail aussi difficile que passionnant, qui doit aller de l’intelligence stratégique à l’inventivité opérationnelle. Et il n’y plus une minute à perdre pour consolider nos aptitudes, nous mettre en capacité de réussite personnelle et collective.

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