Interview
Julien Lesage
Ne rien perdre et tout transformer
13 septembre 2021
"Je cours les gisements de déchets pour essayer de transformer ce que personne ne veut en ce que tout le monde s’arrache."
Julien Lesage, vous êtes un entrepreneur spécialisé en économie circulaire, racontez-nous votre parcours.
Alors, initialement mon rêve était très loin de l’économie circulaire. J’ai toujours voulu être pilote de Formule 1. Je n’ai jamais vraiment eu l’opportunité de creuser ça. Du coup, encore aujourd’hui je ne sais pas du tout si j’aurais eu le niveau pour y arriver ou pas. Je suis parti sur des sports plus abordables et j’ai fais un bout de carrière dans le tir à l’arc : quelques podiums aux championnats de France, et finalement un titre, puis un record. Après ça, il y a eu comme un trou d’air. C’est un sport avec assez peu de perspectives de revenus, alors il fallait se projeter ailleurs.
J’ai toujours été éduqué proche de la nature, et surtout de l’océan. Je me suis donc orienté vers la biologie marine en espérant devenir chercheur plongeur : très peu de perspectives également dans la recherche publique. Finalement, je me suis ré-orienté vers la biochimie métabolique humaine puis enfin la phytochimie (chimie naturelle des plantes). L’idée de ce cursus était de comprendre les réactions chimiques qui se passent dans le corps humain, et d’acquérir de la connaissance sur les molécules présentes dans les plantes pour justement aider ces corps humains avec.
En bossant de plus en plus sur les plantes, j’ai souvent été mis devant le constat qu’on trouvait exactement les mêmes molécules dans les déchets de plantes que dans les plantes dites « nobles ». À force de voir autant de gaspillage sur plein de molécules bonnes pour la santé, forcément cela crée une conscience et une mission. Maintenant je cours les gisements de déchets pour essayer de transformer ce que personne ne veut en ce que tout le monde s’arrache.
Vous êtes un passionné de pêche à la mouche… C’est ce qui a développé chez vous une très forte passion pour la biodiversité ?
C’est bête, mais je me sens plus à l’aise dans la nature que dans une foule d’humains. La nature n’a pas d’égo. On peut lui faire confiance tout le temps. C’est assez contradictoire finalement d’être passionné de biodiversité et en même temps de pêcher. Mais en fait je ne garde jamais un poisson, je suis incapable de les tuer. La pêche à la mouche, c’est vraiment une discipline très spéciale qui te demande de t’effacer totalement pour être accepté par la nature. Tu t’effaces, tu observes longtemps, et tu pêches uniquement une fois que tu as assez observé. Ça se passe souvent le soir à la tombée de la nuit, et forcément ça donne l’occasion de croiser la faune sauvage.
Comment passe t-on d’une passion pour la biodiversité à créer sa propre société dans le domaine ?
C’est surtout la frustration qui a créé cette société. Je ne comprenais pas, et je ne comprends toujours pas comment on peut gaspiller autant de ressources qui sont juste parfaites. Produire, ça demande de consommer énormément de ressources naturelles. Gaspiller moins (ou réutiliser ce qu’on gaspillait avant), ça permet de moins produire. Si on produit moins, on consomme moins de ressources naturelles, on laisse de la place à la biodiversité.
J’avoue aussi qu’à cette période là de ma vie, j’avais besoin de me prouver des choses.
Vous avez créé plusieurs sociétés dès la fin de vos études, avez-vous la fibre de l’entrepreneuriat ?
Je ne sais pas du tout comment définir la fibre entrepreneuriale. Au début, ces projets n’étaient pas assez structurés. À l’époque je pensais que c’était crédible, mais honnêtement c’était assez ridicule. Par contre, ça reste parmi les meilleurs moments de ma vie : être étudiant c’est quand même royal. Alors en plus, avoir le temps de monter des boites avec ses amis, c’est juste fou. On avait tellement peu de responsabilités à ce moment là que la créativité était illimitée. Ensuite, je n’ai plus jamais considéré faire autrement. En fait je ne sais même pas comment je pourrais organiser ma vie autrement.
Votre société, Hubcycle, accompagne de grands groupes dans leurs projets d’économie circulaire. Quel est votre rôle exactement ?
Nous identifions les flux de co-produits : ce sont les déchets, juste avant qu’ils ne finissent dans la benne à ordure. Nous analysons les molécules qu’ils contiennent, et nous développons les ingrédients qui utilisent ces molécules. L’idée est de rendre les produits plus vertueux et plus respectueux pour le consommateur. Ce travail apporte suffisamment de valeur aux co-produits pour les acheter à nos fournisseurs (toutes usine agro-alimentaire), tout en vendant nos ingrédients bien moins chers que la compétition à nos clients (d’autres usines agro-alimentaire). Nous faisons ça sur des centaines de co-produits différents. L’idée étant que les déchets des uns, deviennent des matières premières stratégiques pour les autres. On fait plus avec moins.
Quels sont les exemples concrets que vous pouvez apportez au quotidien ?
Il y en a tellement :
- Les pépins de framboise qui sont enlevés des coulis donnent de l’huile de framboise pour la cosmétique : 400 tonnes par an.
- La pellicule de la fève de cacao aromatisent les laits végétaux, enfin les boissons végétales : 1500 tonnes par an.
- La peau d’orange nous permet d’extraire l’huile essentielle pour faire des arômes naturels : 4000 tonnes par an.
- Le résidu de presse de l’huile de lin nous permet de faire des épaississant naturels pour les pâtes à tartiner : 10000 tonnes par an.
C’est illimité. Il n’y a rien qui ne soit pas gaspillé. Il y a forcément une usine quelque part qui jette ce qu’une autre cherche absolument.
Votre frère est en situation de handicap. Est-ce que cela vous apporte une autre vision du monde ?
Oui évidement. Par contre, je ne souhaite pas que sa situation me serve sur aucun point. Il gère mille fois mieux que moi des problèmes mille fois plus complexes que les miens. Donc j’en profite simplement pour passer un message.
Déjà, je l’aime tellement fort que c’est moteur dans toute ma vie. Son handicap est léger. C’est une hyper sensibilité émotionnelle. Il ne retient pas ses sentiments. Alors, personne dans la famille ne les retient. Lui, mes parents, moi, on prend souvent le temps de se dire qu’on s’aime. C’est un socle pour plein de choses dans ma vie. La société appelle ça un handicap, elle a surtout de la chance d’avoir des gens comme lui.
Sa situation me fait surtout beaucoup relativiser. Je ne me plains jamais. Moi, on m’a ouvert toutes les portes parce que je rentre dans le modèle social. Lui, ses talents, sa fibre, elle ne rentre pas dans ce modèle social de l’égo : personne ne lui a ouvert facilement de porte. Pourtant il mérite au moins autant.
Si vous en aviez la possibilité, que feriez-vous pour changer le monde ?
J’intégrerais beaucoup plus de connection avec la nature dans l’éducation. Sinon comment on peut être conscient de notre impact dessus? Peut être aussi une pointe d’esthétisme en plus, juste pour les yeux.
"Il n’y a rien qui ne soit pas gaspillé. Il y a forcément une usine quelque part qui jette ce qu’une autre cherche absolument."
Si vous pouviez voyager dans le temps, quel conseil donneriez-vous à l’enfant que vous étiez ?
Difficile celle là. Je crois que je lui dirais de toujours rester suffisamment bienveillant avec lui même pour savoir répondre à cette question à n’importe quel moment.