Interview
Denis Maillard
Philosophe politique et journaliste
9 octobre 2023
À la fois philosophe politique et journaliste de formation, il incarne l'union entre le monde de la pensée et celui de l'entreprise. Après des études en philosophie politique, il a occupé divers postes de communication, de rédacteur en chef à directeur de la communication, notamment à l'Unédic et chez Médecins du Monde et Technologia.
Simultanément, il a créé la Revue Humanitaire et écrit plusieurs essais, dont "Une colère française", "Tenir la promesse faite au tiers-État," et "Indispensables mais invisibles : reconnaître les travailleurs en première ligne."
En 2017, il co-fonde Temps commun, un cabinet de conseil spécialisé dans les transformations sociales, conseillant les dirigeants et animant des dispositifs d'intelligence collective, tels que le GASS (groupe d'analyse sociale et sociétale).
Ses domaines d'expertise englobent les questions sociales, les évolutions du monde du travail, et la reconfiguration des relations sociales et syndicales.
Avant de commencer, comment définiriez-vous votre propre rapport au travail ?
Je dirais que j'ai mis longtemps à travailler comme je l'espérais… J’ai fondé, avec un associé, un cabinet de conseils il y a six ans et depuis, je dirais que j’ai trouvé la bonne combinaison entre l’autonomie, la liberté d’organisation, le temps et le sens dans ce que je fais. Finalement entre les critères qui semblent être ceux qu’on évoque quand on réfléchit aux questions de travail et d’épanouissement professionnel.
Vous avez posé le concept de désobéissance sociale, qu’entendez-vous par là ?
La désobéissance sociale est un phénomène qui émerge dans le monde du travail. Les salariés se regroupent en dehors des syndicats pour faire entendre leur voix et résoudre les problèmes auxquels ils font face. C’est un concept qu’on a forgé en référence à la désobéissance civile (c’est-à-dire le fait de refuser de manière assumée et publique d'obéir à une loi, un règlement ou un pouvoir jugé injuste de manière pacifique. La désobéissance civile s'apparente à une forme de résistance sans violence*) car on s’est rendu compte que ce même type de phénomènes existait dans le monde de l’entreprise et c’est ce qu’on a nommé la désobéissance sociale.
Très concrètement, comment cela se matérialise ?
Imaginons que je suis salarié, je fais face à un problème que j’ai du mal à résoudre et mes interlocuteurs naturels, mon manager ou les élus syndicaux, sont inefficaces. Il y a un moment où je vais devoir me prendre en charge tout seul.
Dans la sociologie américaine, celle d’Albert Hirschman, il y a trois solutions qui existent : Exit, Voice ou Loyalty. Exit, donc je démissionne. Voice, je donne de la voix donc je proteste et Loyalty c’est la négociation, le compromis.
Historiquement, « voice » c’est la grève syndicale. Mais là on voit se dégager un autre type de «voice » qui consiste à se prendre en charge par soi-même.
Ce que je repère dans les entreprises, c’est que lorsque les relais managériaux (syndicaux ou hiérarchique) ne fonctionnent pas, alors les salariés se retournent vers les gens qui partagent la même situation qu’eux et ça donne des collectifs de salariés auto-organisés, hors des syndicats et qui exigent un dialogue direct avec leur direction. C’est ce qu’on a vu fin 2022 lors de la grève des contrôleurs SNCF par exemple.
En tant que manager ou dirigeant, comment réagir face à ces nouvelles structurations salariales ?
En révisant nos pratiques.
En se demandant comment est-ce qu’on permet à cette parole de s’exprimer et comment on met les syndicats en situation de bien être le réceptacle de cette parole sur le travail.
En ouvrant des discussions sur le travail pour permettre d’en faire sortir les problèmes et d’amener un dialogue professionnel dans un dialogue social qui est institutionnalisé.
On a par exemple, les conventions citoyennes qui ont été mises en place sur les grandes problématiques sociétales et qui peuvent être transposées dans les entreprises.
On est dans ce moment où l’expression des salariés sur leur propre travail arrive très fortement et la question, c’est comment on récupère ça pour en créer un dialogue social renouvelé ?
En tant que spécialiste du travail, quelle est la chose la plus importante que vous ayez apprise sur le travail et que vous souhaiteriez partager ?
Je répondrais par une expression d’André Breton qui dit « l’œil existe à l’état sauvage ».
Sur le travail, j’ai appris à cultiver l’œil sauvage, c’est-à-dire à être attentif aux détails, aux petites choses qui passent souvent inaperçues, qui paraissent évidentes, ce que certains appellent les signaux faibles.
Je dirais qu’il faut être attentif à ces petits signes qui nous indiquent que les choses changent. Ce n’est pas de l’intuition, c’est une manière de regarder les autres et le monde et je dirais aux dirigeants, qui sont parfois la tête dans l’opérationnel, de cultiver cet œil sauvage. C’est votre rôle de dirigeant.
*https://youmatter.world/fr/definition/desobeissance-civile-definition/