Interview
Carole André-Dessornes
Géopolitologue, spécialiste du Moyen
Orient
2 novembre 2023
Carole André-Dessornes est géopolitologue, spécialiste des rapports de forces et des violences au Moyen-Orient et zones limitrophes. Elle est également chercheuse associée à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), chargée de cours à l'Institut Catholique de Paris et conférencière en géopolitique. Auteure d’ouvrages et d’articles, elle intervient régulièrement dans les médias, notamment RFI, Medi1. En 2023, elle sort Guerres silencieuses. Embargos et blocus au Moyen-Orient de 1948 à nos jours, paru aux éditions Geuthner. Elle nous éclaire sur la situation géopolitique actuelle et sur la place des entreprises dans ce contexte tendu.
Pouvez-vous nous éclairer sur le contexte géopolitique actuel ?
Depuis plusieurs années, nous observons un renouvellement des rapports de forces mondiaux. Les alliances se forment puis se dissolvent, et les amis d'hier peuvent devenir les rivaux d'aujourd'hui. On pense souvent que ces rapports sont statiques, mais ils sont en réalité en constante évolution. Des signaux faibles, que nous avons souvent choisi d'ignorer, étaient présents depuis longtemps. Nous avons tendance à voir le monde comme nous l'imaginons, plutôt que comme il est réellement. Et soudain, la réalité se rappelle à nous d’une manière très violente, comme en Ukraine ou au Moyen-Orient actuellement.
Qu’est-ce qui a changé fondamentalement ?
Le monde bipolaire jusqu'en 1989/1990, après la chute de l'URSS, est devenu unipolaire. Nous sommes restés figés sur cette vision d’ensemble, mais aujourd'hui le monde est clairement multipolaire. Pour les puissances occidentales il est difficile d’accepter que d'autres puissances régionales, plus ou moins émergentes et concurrentes, veulent également jouer un rôle de plus en plus important, comme l'Inde. D'autres nations, telles que la Turquie, l'Arabie Saoudite, ou l'Iran, cherchent également à renforcer leur influence. Nous avons négligé ou sous-estimé ces évolutions car nous sommes encore dans l’illusion que l’Occident reste toujours puissant. Cependant, l'Occident - là aussi il faut nuancer, car c’est loin d’être un bloc homogène - perd de plus en plus son influence et même si l'Europe compte, elle ne joue pas un rôle prédominant dans le monde, et ceci est aussi vrai pour la France dont l’influence diminue, comme nous le constatons notamment en Afrique et au Moyen-Orient. Cette réalité nous revient en pleine face, nous confrontant à une nouvelle donne mondiale que nous n'avions pas anticipée.
Comment la France devrait-elle se positionner dans ces conflits mondiaux ?
La France ne peut pas intervenir dans tous les conflits. La Méditerranée est essentielle pour nous, car ce qui s'y passe nous affecte directement. Il est important pour la France d'être connectée à la réalité du monde. Je pense que c'est également essentiel pour les entreprises d'intégrer la géopolitique dans leur stratégie. Sur le court terme, nous réagissons plus que nous anticipons. Lors de mes déplacements, on me demande souvent quelle est la politique étrangère de la France. Depuis un moment, elle semble difficilement audible, voire pour certains elle est de plus en plus incompréhensible. Durant les élections présidentielles, la politique étrangère est rarement évoquée dans les programmes ; cela n’est pas propre à la France. Nous sommes trop centrés sur la communication, ce qui nous déconnecte de la réalité sur le terrain.
Comment une entreprise peut-elle rester connectée à cette réalité ?
Il est crucial pour les entreprises de s'informer en continu et de comprendre le contexte du pays où elles opèrent. Il ne suffit pas de participer à des événements officiels. Au Liban, par exemple, malgré une grave crise économique, de nombreux restaurants haut de gamme continuent de s'ouvrir, ciblant une élite qui représente une petite fraction de la population, 3 à 4%, alors que le reste de la société est plus dans une logique de survie. Les entreprises doivent être conscientes de la situation réelle du pays dans lequel elles sont déjà présentes ou elles souhaitent s’implanter et des possibles tensions. Sans considérer qu’il y a du risque partout en permanence, il faut être alerté sur ce qui se passe sous nos yeux.
Les entreprises doivent également adopter une approche éthique dans leurs activités. Je ne vous apprends rien avec le cas emblématique du groupe Lafarge, leader mondiale du ciment, qui a été mis en examen le 28 juin 2023 pour « financement d’une entreprise terroriste », « complicité de crimes contre l’humanité […] ». Le groupe est soupçonné d’avoir financé entre 2011 et 2015 plusieurs organisations terroristes, parmi lesquels le groupe Etat islamique, dans le but de maintenir son activité en Syrie.
Justement, les entreprises ont-elles un rôle à jouer dans ces conflits mondiaux ?
Oui évidemment, car l’économie, c’est le nerf de la guerre. Donc la guerre économique, oui, mais pas à n’importe quel prix. Quand on voit les Ouïghours dans des centres de travaux forcés, que la Chine appelle « des centres de formation professionnelle continue », on a encore un grand nombre d’entreprises qui sont dans le viseur parce qu’elles profitent de l’exploitation de cette main d’œuvre ouïghoure. Le consommateur cherche à acheter moins cher, mais si c’est moins cher c’est qu’il y a une raison. Toute cette géopolitique mondiale impacte le citoyen et le consommateur en bout de chaîne.
Sur le court terme, il s’agit de suivre les signaux faibles, d’être attentif, de sentir le pays et se rappeler que la bourse n’est pas tout. A terme cela peut s’avérer dévastateur pour une entreprise et son image.
Est-ce que les dirigeants ont les outils pour avoir une lecture claire de situations géopolitiques ?
Les grandes entreprises ont des départements dédiés à l'analyse et à la veille stratégique. Mais peut-être qu’il manque une vision plus générale, pas exclusivement centrée sur l’aspect financier et sur les investissements, mais aussi en intégrant une vision réellement géopolitique, qui tient compte de ces signaux faibles que j’ai déjà évoqués, de l’expertise de terrain et qui multiplie les grilles d’analyse pour avoir plusieurs clefs de lecture du pays et de la zone concernée.
Qu'est-ce qu'une vision géopolitique exactement ?
La géopolitique est une discipline qui englobe entre autres l'histoire, la géographie, la sociologie, les différents types de rapports de force. On s’intègre dans une histoire, dans un contexte, on s’appuie sur une dimension locale pour comprendre un pays et sortir d’une vision binaire des choses. On revient sur l’origine des phénomènes, avec nuance, pour donner des outils de compréhension sans chercher à justifier des phénomènes plus globaux et des événements qui semblent être soudains.
Comprendre, sans justifier, c’est vers cela qu’il faut tendre ?
Oui, rester le plus objectif possible. On peut avoir ses idées bien sûr, mais rester factuel, croiser les informations, ne pas se contenter d’une source unique d’informations, revenir sur les échecs et accepter les responsabilités sans se flageller.
Essayer d’être dans une logique d’écoute et d’observation, en évitant de rester centrer sur soi pour essayer d’entendre le point de vue des autres sans pour autant renoncer à qui l’on est. Au final, c’est accepter de se décentrer pour comprendre et avoir la vision la plus juste possible en évitant de tomber dans les clichés et le manichéisme simpliste qui brouille les cartes.
Il me semble essentiel d’analyser avec recul les événements qui se déroulent sous nos yeux en les recontextualisant, et de sensibiliser à l’environnement de plus en plus complexe, d'éviter les réflexes de défense et de rejet de la réalité qui nous entoure.